15è. aniversari (1999 - 2014)
 
 

Documentació

Vila-Matas ou la tentation de Bartleby

Article aparegut a “Le Monde el 08/02/02 per Michel Braudeau

Enrique Vila-Matas, 54 ans, catalan pur jus, chimérique et austère, aux yeux et aux cheveux de jais, fait partie de ces écrivains très discrets, précieux et rares, que l'on se croit peu nombreux à connaître et à aimer, jusqu'au jour où l'on s'aperçoit que les happy few forment en fin de compte une foule considérable d'initiés, une confrérie fervente de plus en plus large. Vient alors le moment où la gloire vulgaire menace la quiétude de leur cheminement secret, ce qu'on appelle en course automobile un virage difficile à négocier, moment choisi pour notre rencontre.

Avec Le Voyage vertical, il vient d'obtenir le prix Romulo Gallegos, l'un des plus importants de la littérature hispanique, et continue de vivre encore comme un étudiant parmi d'autres à Barcelone. Son éditeur, Jorge Herralde, directeur d'Anagrama, qui a publié toute son œuvre, reconnaît : "Vous savez, moi-même je ne suis jamais allé chez Enrique. Il vous fera du café ? C'est énorme. Comme si vous, vous lui prépariez une bouillabaisse..."A l'heure convenue, dans une rue du haut de la ville, la voix de Vila-Matas chuchotte à l'interphone de son immeuble : "Je descends..." Il faut ouvrir avec une clé, de l'intérieur. Coincé dans l'ascenseur, il ajoute : "On parlera en haut..." On est en pleine conspiration, déjà.

L'appartement est petit, farci de livres, avec une vue immense sur tout Barcelone, la Sagrada Familia et la mer dans la brume. Il montre la cuisine, le salon, "notre chambre", celle qu'il partage avec la dédicataire de tous ses livres, Paula. Elle est avec lui en photo sur la table basse et a préparé le café qu'il verse en hésitant, moitié dans la tasse, moitié à côté. Lui, un homme d'une habileté magnifique par écrit, qui passe pour un maître du mensonge. Il doit être terriblement timide. Donc redoutable. Un premier round d'observation avec l'auteur d'Imposture et d'Etrange façon de vivre(tous ses titres sont traduits chez Christian Bourgois), nous apprend qu'il est d'une famille de la moyenne bougeoisie, que son père travaillait dans le commerce, le bâtiment. Un père qu'il a dû avoir du mal à impressionner avant d'atteindre à la notoriété. Il fait remonter ses premiers écrits à l'âge de 4 ans. Un poème, dédié à sa mère. "Je lui ai demandé plus tard ce que c'était, ce qu'il y avait dedans. Elle l'a retrouvé : je lui disais tout simplement que je l'aimais. Que dire d'autre à cet âge ?"

Plus tard, il se croit une vocation de toréador, une photo l'atteste. "J'avais vu un film avec Luis Mariano et Carmen Sevilla et j'avais été ému par la scène où le torero prie dans la chapelle avant d'entrer dans l'arène. Par la suite, j'ai lu les écrits de Michel Leiris sur la littérature considérée comme une tauromachie..." On est entre le respect et l'insolence, c'est une frontière où il aime bien se tenir, comme les chats sur le seuil des portes.

A 20 ans, il vient à Paris et, grâce à un ami, loue une chambre de bonne chez Marguerite Duras. Le loyer est dérisoire, mais il doit quand même justifier sa présence ici, à ce prix. Il dit à Duras qu'il écrit un roman, l'Assassin illustré. Mais encore, demande l'inflexible logeuse. C'est un livre qui tue ceux qui le lisent, répond Vila-Matas. Impossible, dit Duras, à moins qu'il n'y ait un poignard qui sorte du bouquin. "C'est là que j'ai compris que la mort devait venir du texte. J'ai décidé de faire comme Miles Davis, que j'avais vu quand il était venu en Espagne jouer de la trompette en tournant le dos au public. En plein franquisme, les gens avaient été choqués par cette attitude. Mais moi, j'ai compris que si je voulais tuer ce public qui me terrifiait, il fallait que j'écrive en lui tournant le dos."

Il publie Imposture en 1984, un bref roman, drôle et qui préfigure son œuvre à venir, sur un homme aliéné de son identité, un peu escroc, un peu fou, puis Abrégé de la littérature portative, où se dessine une vision heureuse de l'écriture, de l'enthousiasme littéraire. Viennent ensuite Suicides exemplaires, Enfants sans enfants,entre autres. Pendant ses années de jeunesse, il est remarquablement beau, cultive un air inquiétant et romantique. Il porte un manteau rouge et recueille les conversations des gens dans le tramway, les lieux publics, à tel point qu'on finit par se méfier de cette silhouette d'espion trop visible.

Il boit sec. Il aime faire peur en même temps qu'il a peur. Un soir à Paris, il se retrouve à dîner avec son traducteur, Eric Beaumartin : "C'était dans un restaurant assez cher, où je devais payer, et il se foutait de ma gueule, il me manquait de respect. Il chantait des tangos à tue-tête et récitait des vers de saint Jean de la Croix. Il y avait à la table à côté Peter Handke, en compagnie d'amis, qui se marrait, et je ne savais pas où me mettre. Finalement, j'ai dit à Beaumartin que mon nom était l'anagramme de "Satam alive" [Satan est vivant], et il s'est tenu à carreaux. Pas longtemps. Je place souvent des fausses citations dans mes livres et Beaumartin me demandait les références, d'où ça venait, etc. Quand je lui ai dit que j'inventais, il a cru bon de mettre en note de sa traduction qu'il s'agissait là d'inventions de ma part. Vous voyez l'arrogance..."

Impertinences qui ne sont pas pour lui déplaire, probablement. Avec la publication du Voyage vertical en 1999, Vila-Matas surprend ceux qui voyaient en lui un écrivain pour écrivains froidement calculateur et très intellectuel. Le roman met en scène un homme âgé que sa femme chasse de chez lui, parce qu'elle en a assez de partager sa vie, et qui entreprend un voyage à Porto, puis à Lisbonne, Madère, un voyage intérieur. On a voulu reconnaître dans cet homme le propre père de Vila-Matas, qui s'en défend : jamais son père n'a fait un tel voyage, ni dans l'espace ni en lui même. "Ce Voyage vertical est mon livre le plus conventionnel, il a marché à cause de cela, mais ce n'est qu'une apparence, il est plein de dynamite. Pas si orthodoxe qu'il n'y paraît. C'est vrai qu'il y a un peu de mon père et que j'invente des personnages avec de la chair et des os. En fait, ça me gêne beaucoup ces histoires de chair et d'os." Esthétiquement, il serait plutôt hostile au Tel Quel des années 1970, partisan d'une avant garde lisible. A Joyce, il préfère Beckett et Musil. Ou Sebald, l'auteur des Anneaux de Saturne qui vient de mourir. "Je ne cite pas les vivants, leur œuvre n'est pas finie, par définition. Mais Sebald, oui, hélas."

La publication, en 2000, de Bartleby et Cie (dont la traduction en français paraît simultanément avec celle du Voyage vertical chez Bourgois en février 2002) élargit considérablement sa réputation dans le milieu littéraire. Bartleby est un personnage d'une nouvelle de Herman Melville (Bartleby l'écrivain), employé chez un avoué de Wall Street qui, à tout ce qu'on lui demande, répond :"Je préférerais ne pas le faire", et se laisse mourir de faim. Vila-Matas en fait le héros du refus d'écrire, la version négative du "shandy", figure positive inspirée de Tristram Shandy, célébrée dans son Abrégé de la littérature portative. Il recense comme des "bartleby" tous les auteurs qui ont un jour délibérément cessé d'écrire. Ceux qui se sont arrêtés après un seul livre. Mieux encore ceux qui n'ont pas écrit du tout mais dont ? par quelque biais ? il juge l'œuvre importante quoique illisible.

On trouve dans son inventaire savant et fantasque aussi bien Rimbaud et Kafka, Chamfort et Salinger, Pynchon et Marcel Duchamp et tutti quanti. Sans oublier Melville lui-même, qui connut une fin semblable à celle de son personnage après l'échec public de ses chefs-d'œuvre, dont Moby Dick. Le bartleby peut n'avoir écrit qu'une ligne dans sa vie, peu importe. Il est habité par le livre qu'il pourrait écrire s'il n'y renonçait pas dans le même mouvement où il le pense. Comme le dit l'écrivain péruvien Julio Ramón Ribeyro : "Nous avons tous un livre en nous, peut-être un grand livre, mais qui n'émerge que rarement du tumulte de notre vie intérieure, ou le fait trop soudainement pour que nous ayons le temps de le harponner." Le concept du bartleby littéraire est évidemment très séduisant, puisqu'il propose une justification à tous les renoncements, toutes les impasses et tous les moments d'impuissance, les dérobades de l'imagination et du désir. Il permet de surcroît à ceux qui n'ont rien à dire ou manquent du courage nécessaire pour l'oser, de se réfugier dans cet asile confortable, le bartlebysme, attitude élégante qui peut passer pour un ascétisme spirituel. Mais qu'on ne s'y trompe pas : le vrai bartleby, celui qui renonce à réaliser - mais qui a déjà fait ses preuves, pas celui qui habille ainsi son néant -, est mis à rude épreuve. Vila-Matas a écrit un jour que la littérature était un suicide, certes. Mais le silence d'un écrivain qui reste en vie est un suicide chaque jour recommencé.

Cette invention du bartleby est peut-être à situer dans l'évolution personnelle de l'auteur, plutôt que dans le ciel indifférent des notions abstraites. A ses débuts, Vila-Matas se voyait du côté des amateurs de romanesque haut en couleur, il avait une vision optimiste de son art, une vision de jeune homme, dit-il aujourd'hui. Il aimait par-dessus tout les écrivains flamboyants comme le fameux Ramon Gomez de la Serna qui prétendait monter dans le tramway avec son tigre en laisse, pas les écrivains sagement assis à leur table. "J'étais très ambitieux, mais je ne me suis jamais lâché, emballé..." Cette crainte de perdre le contrôle de soi et de son œuvre l'a conduit au bord du bartlebysme en passant, selon sa propre formule "du bonheur à la lucidité".

Mais, en même temps, Vila-Matas est trop intelligent pour ne pas avoir là un piège morbide. "Je suis en train de finir un autre roman à présent. C'est l'histoire d'un homme qui va voir son fils à Nantes, en France. Le fils a 50 ans, il est écrivain, auteur d'un seul livre, en train d'écrire un bouquin sur les gens qui cessent d'écrire... Or le père est critique littéraire. Il voudrait convaincre son fils de faire un autre livre, l'aider. Mais lui-même est malade de la même chose que son fils. Cela s'appellera Le Mal de Montano, c'est le nom de famille des deux hommes. J'ai choisi de passer de celui qui n'écrit rien à celui qui veut écrire le tout. De Bartleby à Don Quijote, en somme..." Mais s'il a choisi Nantes, c'est aussi parce que c'est la ville où Jacques Vaché, bartleby notoire, s'est suicidé ("On n'a jamais voulu me dire dans quelle chambre de l'Hôtel de Paris. En réalité, l'hôtel a déménagé, n'est plus au même endroit"). Et que non loin de Nantes, vit le grand Julien Gracq, silhouette hautaine et admirée de l'écrivain qui a choisi aussi de se taire.

Le mal de Montano, tout imaginaire qu'il soit, a bien failli frapper Vila Matas récemment, qui s'est trouvé bloqué dans son travail. Il en a parlé à son ami Tabucchi, lequel lui a donné le meilleur des conseils : quitte ce chapitre et passe à autre chose, sans transition. Il faut se déplacer, passer d'un endroit, d'un temps à un autre. "Echenoz fait cela avec un oiseau. Proust avant lui le faisait avec sa madeleine et il avait lui-même repris le procédé à Chateaubriand, etc. On dit que Proust est un expert de la mémoire et des associations d'idées, mais en fait, là où il est un maître, c'est dans les changements de plans. Avant même l'invention du cinéma."

Et le cinéma, y a-t-il pensé, cet amoureux de l'illusion ? Oui, il voulait être cinéaste, a été critique de cinéma à 18 ans, avait même convaincu son père de l'aider à produire un moyen métrage. "C'était l'histoire d'un ange exterminateur qui tuait tous les membres de sa famille. Après la projection mon père m'a dit : "Si je comprends bien, tu me tues aussi ?" C'est comme cela que j'ai perdu le seul producteur que j'avais." Ainsi naissent les écrivains. Il rit, cette idée l'amuse beaucoup, rétrospectivement. Dans l'ascenseur qui nous redescend à la rue, en silence, on ne peut s'empêcher de se demander à partir de quel moment exactement il a commencé (ou cessé) de nous mentir. Il ouvre la porte courtoisement, prend congé. Il porte un manteau rouge.

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