Documentació
Les bartlebys se rebiffent
Comment cesse-t-on d'être écrivain? La semaine dernière, à propos du roman l'Ange boiteux du Guatémaltèque Rodrigo Rey Rosa, on se demandait comment on accédait à ce noble statut. A propos des deux livres du Barcelonais Enrique Vila-Matas, né en 1948, qui viennent d'être traduits, la question est plutôt celle du lien entre écrire et ne pas écrire, et lequel des deux termes de l'alternative correspond en fait le mieux à une proximité avec la littérature. Le Voyage vertical est ouvertement un roman, Bartleby et compagnie plus discrètement. Le narrateur de ce dernier texte est un bossu qui s'estime excellent «dénicheur de bartlebys». Enrique Vila-Matas s'était déjà intéressé à la littérature «shandy», du nom du héros de Laurence Sterne Tristram Shandy, dans son premier livre traduit (neuf le sont chez Bourgois, un au Passeur), Abrégé d'histoire de la littérature portative. L'original nom commun «bartleby» vient pour sa part du héros de l'extraordinaire nouvelle d'Herman Melville traduite en français Bartleby l'écrivain (ou juste Bartleby). C'est un pauvre copiste dont son employeur va se rendre compte qu'il vit entièrement au bureau, même le dimanche, et qui, d'abord lorsqu'on lui demande de collationner des copies, puis dans d'autres circonstances de l'existence, répond: «Je préférerais ne pas le faire», semant ainsi le désordre. (En anglais, c'est «I would prefer not to», phrase qui a aussi été rendue en français par «Je préférerais pas» ou «Je préférerais ne pas», la traduction du livre d'Enrique Vila-Matas a d'étranges effets, par exemple quand elle traduit Chamfort de l'espagnol sans en revenir à l'original français). Le narrateur de “Bartleby et compagnie” écrit: «D'autant plus radical qu'il passe inaperçu, ce souffle destructeur échappe souvent aux gens, qui ne voient en les bartlebys que des êtres gris et bonasses.»A la question «Pourquoi écrivez-vous?», le narrateur d'Enrique Vila-Matas préférerait «Pourquoi n'écrivez-vous pas?», inactivité partagée «par plus de quatre-vingt-dix-neuf pour cent de l'humanité». Dans ces «artistes de la Négation», il place pour une raison ou pour une autre Franz Kafka et Samuel Beckett, Joseph Joubert et Julien Gracq, Nathaniel Hawthorne et Juan Rulfo sans oublier Daniele Del Giudice dont Mathieu Amalric vient d'adapter au cinéma le Stade de Wimbledon (c'est tout ce qu'il n'a pas écrit qui rend singulier Bobi Bazlen, son héros réel). Un des précédents romans d'Enrique Vila-Matas s'appelle “Imposture” et ce thème est très présent dans son travail. L'érudition indéniable de son personnage tourne à la tromperie quand il invente en outre de faux écrivains dont la bio et la bibliographie servent ses desseins. Il est vrai qu'auteurs réels et fictifs se ressemblent, quand on ne les a pas lus. L'érudition elle-même est une imposture si elle croit rendre parfaitement compte de la littérature, c'est la lecture la première imposture.
Il y a pourtant une excitation de la lecture propre aux textes d'Enrique Vila-Matas où une extrême fantaisie se mêle à une extrême rigueur, où on saisit toujours comme un concentré de romanesque. «Mon épigramme préférée de Dufoo (fils) me permettra de conclure: "Dans son désespoir tragique, il arrachait brutalement les cheveux de sa perruque."» L'imagination d'Enrique Vila-Matas gît dans le moindre détail, son narrateur trouve des raisons pour exclure de la communauté des «bartlebys» ceux qui paraissaient le plus évidemment en faire partie. «En tendant l'oreille pour écouter attentivement, j'entendis Rimbaud se dire fatigué de faire du trafic d'esclaves et qu'il donnerait n'importe quoi pour revenir à la poésie. Wittgenstein, lui, en avait plus qu'assez de son humble travail d'infirmier. Duchamp se plaignait de ne pas pouvoir peindre et d'en être réduit à jouer aux échecs tous les jours.» Il voit le mythe et l'envers du mythe. «Au firmament des antibartlebys resplendit tout particulièrement Georges Simenon», écrit-il en précisant: «En 1929, son antibartlebysme frise la provocation, avec 41 romans pour cette seule année-là.»
Sans le savoir, Federico Mayol, le héros du Voyage vertical, poursuit une quête assez semblable à celle de l'explorateur du bartlebysme. Riche assureur en fin de carrière, il est abandonné par sa femme et trouve peu de réconfort auprès de ses enfants. Il prend particulièrement en grippe celui qui est devenu peintre (et peintre pas fameux, lit-on entre les lignes), qui a bénéficié de tout l'apport culturel dont la guerre civile priva l'ancien parlementaire catalan. Tandis que le narrateur du roman ne s'identifie que petit à petit, Mayol quitte Barcelone pour Porto et Madère, approfondissant ses connaissances de lui-même, son voyage paraissant doublement vertical, vers le Sud et vers l'abîme intérieur. «Il se dit que, pour tout homme, la vraie vie est peut-être, la plupart du temps, celle qu'il ne vit pas.» Et: «De plus, pensait Mayol, seul le vieillard est un vrai homme, parce qu'il n'est plus à sa place.» Il adore des causeries «parce qu'il n'y comprenait goutte et pouvait les recréer à sa guise en imaginant ce dont il avait envie, à mille lieues de la discipline de fer d'un lecteur». Il faut à Enrique Vila-Matas une discipline de fer pour mener une manipulation semblable à celle évoquée pour un des plus fameux «bartlebys»: «B. Traven, le mieux caché de tous les écrivains cachés, me rappelle le Nommé Jeudi de Chesterton, un roman qui parle d'une vaste et périlleuse conspiration menée en fait par un seul homme qui, pour reprendre les termes de Borges, trompe tout le monde "en usant de barbes, de masques et de pseudonymes".»
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